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The Pan African Music Magazine
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Abidjan, ça dort pas la nuit

PAM vous propose un voyage dans le monde de la nuit abidjanaise. Des maquis aux boîtes de nuit, au son du zouglou, du coupé-décalé ou du rap ivoire, Léo Montaz (texte) et Camille Millerand (photos) sont partis à la rencontre de ceux qui ne dorment pas et font la vie, la nuit.

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Elle habite dans une cour de la rue adjacente et a vu dans la création du maquis une bonne occasion d’ouvrir son commerce. Elle est la plus ancienne des restauratrices de ce bout de rue, où elle loue son emplacement au propriétaire du maquis. Elle travaille toute la semaine, midi et soir, mais c’est surtout les week-ends avec les lives qu’elle arrive à faire rentrer l’argent. À ses côtés, Eddy, un jeune homme qui fait du poulet et du porc grillé vient tous les soirs d’un autre quartier de Yopougon, Toit Rouge. Il travaille ici avec son associé depuis deux ans, uniquement les soirs. À l’instar de sa collègue, c’est les week-ends où l’argent rentre plus facilement.

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Ici, la clientèle est constituée essentiellement des jeunes du quartier qui vivent des économies informelles ou de petits boulots. La bière est au même prix qu’à l’Académie, et les tables sont recouvertes de larges seaux à glace emplie de boissons. Les jeunes se sapent pour sortir : t-shirts Disquaded 2 et Armani, survêt de (fausses) griffes Lacoste, chaussures ouvertes et quelques baskets, comme ces magnifiques Nike couleur Jamaïque que porte Dieudonné. Certains adoptent le style coupé-décalé, lunette longiligne à verre unique et vêtements américains, casquette de l’OM ou de marque DC sur la tête. À l’extérieur du bar, tout le monde n’a cependant pas la chance d’assister au spectacle. Car si le lieu se veut accessible à tous, quelques jeunes sans revenus qui vendent des cigarettes devant le bar ou des précaires assis au kiosque à café en face ne peuvent se permettre d’assister que de loin à la soirée. La nuit n’appartient pas à tout le monde.

Pour Paul-Éric et Dieudonné, qui sont responsables du syndicat d’une tour des 220 logements, ce lieu a eu du bon pour la commune : il a apaisé les tensions entre deux quartiers anciennement rivaux en permettant aux jeunes de se retrouver et de faire la fête ensemble. Il a aussi sécurisé ce coin de rue, désormais animé toutes les nuits. Enfin, le propriétaire de l’espace, Antoine, a donné du travail à des jeunes des 220 logements, quartier dont il est lui-même originaire. On pourrait ajouter que le lieu apporte une réelle plus-value au quartier, accueillant chaque dimanche soir un set de DJ Arsenal, star des premières heures du coupé-décalé avec son « concept » qui allie danse & musique, le shéloubouka, qui lui a permis de gagner un RTI Music Awards en 2005, un prix décerné par la télévision nationale.

La « Farmacy 2 Garde » et les maquis ouverts de Yopougon sont emblématiques de cette culture du maquis, omniprésente à Abidjan comme dans les villes de l’intérieur de la Côte d’Ivoire. Pour de nombreux Ivoiriens, ces lieux sont au cœur de leur vie sociale, on y vient s’amuser, découvrir l’actualité musicale et danser, le tout à un prix qui reste accessible à la plupart, contrairement à certaines boîtes de nuit. Comme l’exprime Oulahi, un client de l’Académie du Zouglou, la plupart des gens qui comme lui fréquentent ces espaces ne songent même pas à aller dans les nouveaux endroits huppés de la capitale économique : « c’est les quartiers hyper chics où il faut beaucoup de moyens, avec ce que nous on a, on préfère rester au maquis ».

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Bluff et champagne dans la nuit abidjanaise

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Ali Le Code, ancien bras droit de DJ Arafat accompagne Jr La Melo, Maison B.
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Fin de soirée au Skinny, une boite de nuit branchée d’Abidjan. Il est 6h30 du matin. Certains clients continueront leurs soirées à la Maison B, alors que d’autres finiront leurs soirées sur la plage à Assinie.
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DJ Luciano, mémoire des soirées d’Abidjan

Àpresque 60 ans, il est temps pour DJ Luciano de se reposer à la même heure que les autres, même si, comme il l’affirme : « Je n’ai jamais dormi la nuit ». Le fondateur et président depuis plus de 20 ans de l’Association des DJ et Animateurs de Côte d’Ivoire (ADJACI) fera son dernier tour de piste à l’occasion de la Coupe d’Afrique des nations, qui se tiendra en Côte d’Ivoire en janvier 2024, belle manière de boucler la boucle pour celui qui commença sa carrière comme footballeur à l’Africa Sport d’Abidjan à la fin des années 1970. Il organise pour l’occasion des battles de DJ entre les pays participants, et lâchera ensuite la gestion de cette association qui représente selon lui plus de 20 000 DJ ivoiriens sur le territoire et à l’étranger. Il restera encore un temps manager du Seven Parade, boîte de nuit sur deux étages du quartier d’Angré où se produisent les DJ au rez-de-chaussée, et des orchestres de zouglou et de rumba à l’étage le week-end. C’est là que nous le rencontrons, à 1h du matin, accompagné de sa vieille amie Monique de passage à Abidjan. L’ambiance est calme dans la boîte de nuit où seules deux tables sont occupées devant l’orchestre de zouglou du soir. Au rez-de-chaussée, bien que plus animée, la soirée peine tout de même à décoller. Après avoir partagé quelques bières dans la boîte, nous allons nous asseoir avec Luciano et Monique dans une petite cave en face, où ils nous racontent quelques anecdotes de la longue carrière du Président des DJ de Côte d’Ivoire.

L’émergence des DJ 

Le parcours de Guéï Boné Lucien, dit Luciano, est une plongée dans l’histoire des nuits ivoiriennes, qu’il fréquente sans discontinuer depuis 1981. Il fut d’abord danseur de smurf dans le premier collectif de hip-hop ivoirien – si ce n’est africain : les Abidjan City Breakers, en compagnie d’Yves Zogbo Junior et Consty Eka qui animeront quelques années plus tard la très célèbre émission « Afrique Étoile », dans laquelle défileront les plus grandes stars africaines. Dès 1984, Luciano suit la tendance hip-hop et devient DJ. Il officie d’abord à Yopougon dans la boîte « Canal Plus » de l’animateur radio Paul Dokui. En 1986 il prend les platines d’une des plus grandes boîtes de nuit d’Abidjan, le Whisky à Gogo, à Treichville. À cette époque, la musique ivoirienne n’a pas encore percé, et les DJ passent essentiellement du makossa, propulsé par la victoire du Cameroun à la Coupe d’Afrique des nations en 1984, et de la musique zaïroise avec les Kanda Bongo Man ou le TP OK Jazz.

Alors que les boîtes de nuit se multiplient à Abidjan et avec eux le nombre de DJ, le mouvement se structure progressivement et les DJ accompagnent l’émergence d’une musique proprement ivoirienne. Au début des années 1990, la nuit abidjanaise prend toute son ampleur : « Les années 90, nous on révolutionné la nuit en fait. Parce qu’il y a une nouvelle génération de DJ qui arrive. Moi, JC Kodjané, Jean-Paul Sven Attéméné, S.A.B., Cervé, on vient à la place de Biram Diawara et de Désiré Adoh qui sont de la vieille époque. Nous, quand on arrive, on apporte un style d’animation au micro qui fusionne avec le rap. Parce que d’abord, étant dans les boîtes de nuit, on est d’abord des rappeurs, on prenait le style d’animation des Américains, des MC. C’était l’avènement des sound system où on a pu faire des concours de rap en Côte d’Ivoire, et après y’a la génération des Stezo, Almighty’s, etc qui sont venus nous compléter. Et puis, 90, l’avènement du zouglou ! Ça nous permet, à nous qui étions des DJ qui ne jouaient pas de musique ivoirienne dans les boîtes, de jouer de la musique ivoirienne. Et ajouté à ce concept de zouglou-là, on a mis maintenant les Meiway, et les Gadji Celi…»

La musique et le football n’étant jamais loin pour Luciano, la victoire des Éléphants à la Coupe d’Afrique de 92 accompagne l’émergence d’une scène ivoirienne, dont Gadji Céli, ex-footballeur international devenu chanteur, puis de tous les zougloumen qui vont porter jusqu’en Europe la musique ivoirienne : Yodé & Siro, Les Salopard, Espoir 2000 et, bien sûr, à la fin de la décennie, les Magic System. Si les années 1990 sont incontestablement une période faste pour la musique locale, le meilleur était encore à venir pour la nuit ivoirienne et le monde des DJ : « La crise de 2002 a révolutionné la rue Princesse avec le coupé-décalé. Beaucoup de maquis ont ouvert dans tout Abidjan car Yopougon a contaminé les autres quartiers. Le Diarra à gogo, la Cour des Grands à Marcory, les 1000 maquis, le Marcory Gasoil… c’est dans ces maquis que sont révélés des grands DJ comme DJ Arafat, Debordo, DJ Lewis, DJ Mix, DJ Bonano… »

Si les premiers artistes de coupé-décalé tels que Douk Saga et Le Molare étaient des chanteurs, les DJ se sont rapidement accaparés le mouvement en diffusant leurs morceaux dans les cabines et en développant la pratique de « l’atalaku », terme qui désigne à l’origine les animateurs qui font les louanges des personnalités dans la rumba congolaise, mais qui est détourné par les DJ ivoiriens qui citent le nom des clients en soirée dans en échange de quelques billets.

« À ce moment, tout le monde était dans un bloc de DJ. Ça a beaucoup emmerdé le zouglou d’ailleurs, qui était la musique qui avait le pouvoir avant. Mais quand le coupé-décalé arrive, que les DJ commencent à s’imposer, qu’ils commencent à jouer plus leur musique dans leurs espaces, ça crée des soucis au zouglou. Et pendant la crise, on n’entend plus que les DJ. »

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C’est à cette époque que Luciano décide de ranger ses disques et ses platines pour organiser le mouvement des DJ et lui donner toute son ampleur. Il fonde l’ADJACI en 2001 et, depuis plus de 20 ans, structure progressivement ce milieu : il impose des cachets convenables pour les DJ aux gérants de boîte de nuit, il organise la diffusion de la musique ivoirienne dans les espaces, il promeut la scène DJ ivoirienne à travers le monde et il négocie aussi le statut professionnel des DJ avec le ministère. Dans le même temps, il change de métier et devient manager de boîte, continuant à participer activement au développement de la nuit ivoirienne, tout en proposant ses services de DJ pour certaines vieilles connaissances.

Seul le « travail » paie 

Les années 2010 vont marquer une nouvelle étape de la nuit ivoirienne, à laquelle Luciano assiste donc comme gérant. C’est l’arrivée massive du phénomène des « brouteurs », ces jeunes gens qui vivent d’arnaques sur internet et qui dépensent ostensiblement leur argent dans les boîtes de nuit, justement afin de faire chanter leur nom par les DJ, graal de la reconnaissance : « Les brouteurs, ça a beaucoup aidé les DJ. Parce qu’à un moment, quand il y a eu le travaillement, ceux qui ont pris le pouvoir, c’étaient des petits brouteurs. C’étaient des petits qui faisaient des coups, mais qui avaient de l’argent. Donc eux aussi ils ont boosté certains artistes, d’où même on disait leur nom dans les morceaux. À l’époque y’avait des noms qui sortaient, plein de noms. Je n’ai pas envie de citer ici, aujourd’hui ils sont plus forcément brouteurs, mais c’est eux qui ont envoyé le système de broutage. Ça fait qu’ils ont donné la valeur à ce qu’on appelle l’animation de bar. Parce qu’après les maquis on ouvre maintenant des grands bars, et ceux qui soutiennent ces grands bars maintenant, ce sont les petits brouteurs.

Si les travaillements ont été inventés dans les nuits parisiennes par le groupe des boucantiers – qui vivaient également d’arnaques avant l’arrivée d’internet -, ce sont les brouteurs qui vont porter la pratique à un autre niveau. Des grands noms du milieu comme Commissaire 5500 ou le Président Extractor se font remarquer en dépensant plusieurs millions de francs CFA dans les boîtes de nuit et forgent ainsi leur légende à la limite des mondes de la nuit et du banditisme. Devenus des modèles pour toute une génération de jeunes précaires qui voient dans les arnaques sur internet un juste retour de la « dette coloniale », ces noms de la nuit transforment aussi l’économie musicale en important la pratique congolaise des « spots » [noms cités dans les morceaux] comme source d’argent pour les artistes.

Aujourd’hui, les DJ sont devenus arrangeurs et chanteurs, ils participent pleinement à la force de l’industrie musicale ivoirienne. Nombreux sont les artistes actuels qui ont commencé par les cabines tels que les stars DJ Arafat, Serge Beynaud et Debordo mais aussi Kerozen ou DJ Léo. La nouvelle génération d’arrangeurs, notamment Bébi Philip et Tamsir, ont eux aussi commencé comme DJ avant de produire aujourd’hui les plus grands succès du rap ivoire, de Didi B à Suspect 95 jusqu’à la nouvelle génération des maïmouna.

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Pour Luciano, après plus de 40 années passées dans les nuits ivoiriennes, il est dorénavant temps de laisser la main à cette nouvelle génération et de céder la structure qu’il a patiemment mis en place, tout en restant président d’honneur. Avant de nous quitter, il raconte une dernière anecdote sur ce monde de la nuit, qui remonte à ses débuts : « Ce qu’on sait dans l’histoire du DJing en Côte d’Ivoire… c’était le président Houphouët-Boigny [décédé en 1993], il a été une fois dans la cabine d’un DJ. C’était à Yamoussoukro. Le DJ s’appelait Zérê, le président rentre dans la cabine et puis il demande au DJ en montrant la table « C’est quoi ça ? ». Zérê dit c’est une table de mixage. Le vieux : « Comment tu peux dire que ça c’est une table de mixage !? ». Zérê lui dit : « Si, c’est une table de mixage ». Le président ne comprenait pas. Quand zérê explique, il dit « donc c’est un mélangeur ? » ! On a pris ça un moment pour désigner les tables de mixage en Côte d’Ivoire : on dit mélangeur ! »

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A propos de l’auteur

Léo Montaz (auteur)
Docteur en anthropologie, Léo Montaz est depuis octobre 2022 chargé de recherche au Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains de l’Université Libre de Bruxelles. Ses recherches actuelles portent sur les implications politiques des industries musicales en Afrique, et notamment en Côte d’Ivoire.

Camille Millerand (photographie)
Photographe indépendant depuis 2007, Camille Millerand collabore régulièrement avec la presse française, notamment le journal Le Monde. Il documente les sociétés urbaines, et notamment celles de Côte d’Ivoire, depuis une quinzaine d’années.

Credits

Photographies de Camille Millerand
Texte de Léo Montaz